Un sujet actuel : Fusion avortée d’Alstom et de Siemens, pourquoi ? Un débat sur la concurrence internationale

Après que le projet de fusion Alstom-Siemens ait échoué suite à la décision de la Commission européenne (CE) le 6 février dernier, de nombreuses questions sont apparues quant aux perspectives d’avenir de l’Industrie dans le paysage économique européen.

Plus que des questions, cette décision en défaveur d’une mutualisation par les deux groupes de leurs moyens financiers, de leurs compétences techniques et de leur capital humain respectifs met en lumière un échec politique et économique et signale aux yeux des autres continents, les difficultés de l’Europe à répondre aux défis et enjeux économiques actuels et futurs.

Et pour cause, nous sommes bien loin désormais du schéma réputé de la Triade ou de l’oligopole Mondiale comme le définissait le géographe français Laurent Carroué en 2006, composée du Japon, des Etats-Unis et de l’Europe, dans lequel 20% de la population disposait de 80% du PNB, 70% de l’industrie, 85% de la recherche développement.

Face à des nouveaux rapports de force internationaux dont la Chine est un des nouveaux acteurs et dans lesquels les acteurs technologiques - GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) - sont de plus en plus imposants, l’Europe se présente et ce à juste titre comme le « Vieux Continent » dont les idées et initiatives peinent à émerger et à s’inscrire dans cette nouvelle dynamique mondiale.

Bien que nous puissions désigner le projet de fusion en question comme un moyen destiné à se prémunir des menaces existantes sur le secteur ferroviaire dues à l’arrivée de nouveaux concurrents hors de l’Europe et à maintenir le leadership exercé jusqu’à présent, force est de constater que la Commission Européenne préserve son indépendance et contraint ainsi les dirigeants de grands groupes à définir par eux-mêmes une autre stratégie pour répondre à la concurrence en place.

Peut-on aujourd’hui considérer la décision des institutions européennes comme préjudiciable dans l’espace économique européen ?

Doit-on donner priorité aux intérêts d’ordre économique au détriment de l’inflexibilité qu’imposent les traités sur le fonctionnement de l’Union européenne quitte à les abroger ?

La course à la compétitivité sur le plan mondial suppose-t-elle l’émergence de grands groupes au niveau européen ?

Le traité régissant l’ensemble des règles relatives à la concurrence sur le marché intérieur correspond au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (FUE) et comprend les articles de 101 à 109.

Dans le cas de cette fusion, on se réfère expressément au règlement (CE) N° 139/2004 qui indique que « toute concentration qui entraverait de manière significative une concurrence effective, dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci, en particulier par la création ou le renforcement d’une position dominante, doit être déclarée incompatible avec le marché commun (article 2, paragraphe 3) ».

C’est sur la base de ce règlement – qui date donc de 2004 – et qui défend avant tout le consommateur que s’est fondée la décision du commissaire Margrethe Vestager chargée de la politique de concurrence précisant les raisons de sa décision en décrivant Siemens et Alstom « comme champions dans l’industrie ferroviaire » pour lesquels elle évoque qu’en « l’absence de mesures correctives suffisantes ou de remèdes, cette concentration aurait entrainé une hausse des prix des systèmes de signalisation assurant la sécurité des voyages et des prochaines générations de trains à très grande vitesse ». Parallèlement, la fusion aurait considérablement réduit la concurrence dans ces deux secteurs d’activités, privant ainsi les clients, y compris les opérateurs ferroviaires et les gestionnaires de l’infrastructure ferroviaire, d’un choix de fournisseurs et des offres proposées.

Bien que les dirigeants de plusieurs Etats-membres, la France et l’Allemagne à leur tête, se soient montrés hostiles à cette décision, certains se sont montrés, au contraire, satisfaits de cette issue et saluent l’indépendance de la Commission Européenne et sa réponse « aux considérations d’efficacité et de protection du processus concurrentiel ».

Un texte signé par un collectif d’économistes se félicite de ce jugement et conteste l’idée selon laquelle cette fusion aurait pu entraîner des gains d’efficacité notables. Il pointe également l’absence de commentaires de la part des parties prenantes au projet n’ayant pas « étayé de telles allégations d’efficacité ».

Bien que cette décision par la Commission européenne soit en faveur des consommateurs finaux, on peut lui reprocher son intransigeance et le fait qu’elle balaie d’un revers de main certaines menaces qui pèsent sur l’avenir des deux « géants » européens, telles que la concurrence extérieure.

On peut à ce titre évoquer le géant chinois CRCC, société fondée en 2015 et qui compte 18 000 salariés avec un chiffre d’affaires de 26 milliards d’euros, premier constructeur mondial de matériel ferroviaire avec une présence dans plus de 100 pays ou régions à travers le Monde.

Agatha Kratz, chercheuse associée au Conseil européen des relations internationales, souligne que « l’atout maître de CRRC est le prix. Il est capable de proposer ses services 20 à 30% moins chers que ses concurrents. Le groupe n’a pas besoin d’être rentable puisqu’il touche énormément de subventions de la part du gouvernement ».

Alors que Pékin « a réduit depuis plusieurs années les dépenses publiques dans les infrastructures en Chine », CRCC est contraint malgré lui de s’implanter sur des marchés autres que domestique, en vue de trouver des « relais de croissance à l’étranger ».

D’autre part, CRCC peut compter sur « l’efficacité de la politique de transfert technologique imposée aux entreprises étrangères qui font des affaires en Chine » ayant permis à Siemens de fournir la technologie nécessaire à la construction des premiers modèles de train chinois.

Les inquiétudes des deux « Géants » européens Alstom et Siemens sont donc fondées mais l´interventionnisme de la Commission Européenne sur le marché européen devrait les dissiper. En effet, la CRCC s’était vue confier en 2017 la construction d’une ligne ferroviaire reliant Budapest à Belgrade, projet de construction pour lequel Bruxelles avait mis son veto en arguant que le projet relevait d’une entrave au droit européen de la concurrence.

Afin de soutenir les projets futurs de fusion ou de coopération, le tandem franco-allemand représenté par les Ministres de l’Economie des deux pays, Bruno le Maire et son homologue Peter Altmaier, a souhaité prendre les devants des débats en matérialisant leurs engagements communs dans le cadre de la politique industrielle de l’Europe sous la forme d’un manifeste le 19 février dernier et qui s’intitule « Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle ».

Ce manifeste expose en plusieurs points les axes directeurs pour faire de la zone euro « une industrie forte au coeur d’une croissance durable et inclusive […] qui donnera à l’Europe sa souveraineté économique et son indépendance ». On y distingue notamment la volonté de s’engager dans l’innovation de rupture dans le cadre du projet initié par le Conseil européen de l’innovation (CEI) dont l’objectif serait de « soutenir au niveau européen des projets deep tech à très haut risque ».

On peut également mentionner l’ambition de l’Union Européenne de figurer parmi les leaders mondiaux de l’intelligence artificielle et de constituer à cette fin des groupes de travail au sein des ministères de l’économie dont le but serait de faciliter les échanges et la coopération notamment par l’étude de quatre thèmes précis portant sur « le partage des données, les zones expérimentales transfrontalières, les meilleures pratiques pour le transfert des résultats de la recherche aux entreprises ou encore les normes techniques et éthiques ».

Le manifeste propose également d’examiner davantage le cadre réglementaire des entreprises européennes et ce notamment au regard du manque de flexibilité de la Commission Européenne dans son « appréciation des marchés pertinents » et qui pourrait permettre à celui-ci d’adopter « une approche plus dynamique et à long terme de la concurrence, à l’échelle mondiale ».

Il est également question de faciliter les aides d’Etat accordées aux entreprises afin de « financer de grands projets de recherche et d’innovation, dont le premier déploiement industriel (PIIEC) ».

Il a également été pointé l’urgence de moderniser les règles actuelles de l’OMC en vue d’« améliorer la transparence et lutter plus efficacement contre les pratiques déloyales, notamment les subventions excessives à l’industriel ».

Bien que les idées présentées dans ce manifeste soient difficiles à mettre en oeuvre, le manifeste a le mérite d’exposer clairement la situation actuelle et les enjeux des prochaines années et peut constituer à cet effet une feuille de route ou du moins une projection des attentes des entreprises et des Etats-membres de l’Union Européenne.

Si le projet de fusion n’a pu aboutir, son échec a su mettre en évidence la nécessité de s’affranchir des forces en présence et de ne plus se reposer uniquement sur les atouts et acquis de l’Europe à l’instar d’Alstom et de Siemens mais bien de faire émerger de nouveaux acteurs au sein de son espace. L’échec aura eu le mérite de lancer la discussion sur les moyens à mettre en oeuvre en Europe pour permettre à cette dernière de demeurer un leader mondial. Gageons que le règlement européen de 2004 fera bientôt l’objet d’une révision.

Alors que l’autrichien Joseph Schumpeter (1883 – 1950) avait déjà démontré que « seule une grande firme faisant d’importants bénéfices peut accumuler les moyens d’innover dans ses produits comme dans les procédés de fabrication », principe largement vérifié par l’hégémonie actuelle GAFA sur la scène mondiale et à l’heure où les replis nationaux sont une réalité, ne serait-il pas temps de démontrer par la force d’une coopération multilatérale que l’Europe est en mesure de faire émerger des « European Champions » capables de faire bloc aux menaces extérieures ?

Auteur : Henry-Lois Kerdraon