Un sujet macro-économique : Couple franco-allemand, amitié franco-allemande, initiatives franco-allemandes… Où en est-on ?

Après l’élection surprise d’Emmanuel Macron au printemps 2017, qui a ancré son action dès le début de son mandat dans le cadre européen, en souhaitant s’appuyer sur un axe franco-allemand fort, et après la réélection d’Angela Merkel à l’automne 2017 dans un contexte difficile avec l’émiettement du paysage politique allemand (6 partis siègent depuis 2017 au Bundestag), qui a donné lieu à des négociations difficiles et longues pour la mise en place d’un gouvernement de coalition, force est de constater que si la France et l’Allemagne se parlent, les deux pays ont de grandes difficultés à s’accorder et à mettre en oeuvre des actions communes.

Depuis plusieurs mois, les enjeux nationaux ont pris le dessus, que ce soit avec la montée en Allemagne du parti AFD, principalement liée à l’arrivée d’un million de migrants depuis 2015 ou avec la révolte des « gilets jaunes » en France qui traduit les craintes d’une partie de la population par rapport à son futur. Or, les sujets à l’origine de cette radicalisation d’une partie des populations allemande et française, et que l’on retrouve sous des formes différentes dans d’autres pays européens, exigent une réponse à minima au niveau du couple franco-allemand, à défaut d’un traitement adéquat au niveau européen.

Seul un couple franco-allemand fort ou une Europe retrouvée sont à même d’apporter une réponse structurelle aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Car derrière l’angoisse ou la colère de nos concitoyens, se posent les questions de la mondialisation ou de l’innovation. Face à des Etats-Unis où l’« America First » domine et où l’Europe n’est plus considérée comme un partenaire privilégié, et face à une politique chinoise interventionniste, le risque est très élevé que l’Europe, et avec elle la France et l’Allemagne, décroche. L’Allemagne, la France, et a fortiori chaque pays européen, sont trop petits pour faire face aux enjeux. Fermer ses frontières, considérer ses voisins comme des ennemis, cela ne peut conduire les pays européens et l’Europe qu’à leur perte. Seule une politique commune permettra de maintenir une souveraineté européenne déjà suffisamment remise en question.

Les champions actuels issus des nouvelles technologies sont avant tout américains (connus sous l’acronyme GAFA) ou chinois (connus sous l’acronyme TABX). Tout le monde convient que l’Europe a perdu la première bataille de l’intelligence artificielle, celle liée aux plates-formes commerciales. A nos pays de s’unir pour gagner la deuxième bataille, plus importante car structurellement plus fondamentale pour nos économies : l’intelligence artificielle appliquée à l’industrie. Nos pays, et en particulier l’Allemagne, ont gagné leurs lettres de noblesse dans le concert économique mondial grâce à leurs industries performantes au niveau mondial. Avec l’internet des choses (« IoT ») ou l’impression 3D, pour ne citer que certaines des évolutions à venir, le monde industriel va considérablement évoluer. Les « Big Data » vont jouer un rôle croissant avec, à la clé, pour les acteurs qui en auront le contrôle et l’exploitation, une position dominante. Si nos entreprises ne se mettent pas en ordre de bataille, le risque est très élevé que l’Europe devienne une région de sous-traitants pour les autres grands ensembles mondiaux. Or, l’Europe peut devenir cette troisième voix (ou voie ?) entre des Etats-Unis où l’aspect commercial prédomine et la Chine où le contrôle sur les populations joue un rôle important. Pourquoi l’Europe ne développerait-elle pas une stratégie d’intelligence artificielle axée sur la durabilité, l’inclusion et l’éthique ? Mais cela exige une Europe ou un couple franco-allemand en ordre de marche avec une stratégie coordonnée et offensive. Si les pays européens se recroquevillent sur eux-mêmes, cette deuxième phase de l’intelligence artificielle laissera l’Europe sur le bord de la route. Il en va donc de la survie de l’Europe, telle que les Européens l’ont toujours voulue. Car seule une Europe forte pourra aussi se permettre d’être plus redistributive et ainsi répondre aux aspirations de nos populations qui ne veulent pas admettre leur déclassement à venir ou en cours. De même pour la question migratoire : elle ne peut être traitée qu’au niveau européen. Alors que ses opposants veulent sa fin, seule une Europe consciente de ses forces et encline à les mettre en oeuvre, semble être à même de pouvoir apporter les réponses fortes nécessaires pour faire face aux défis.

Les déclarations d’intention sur la nécessité de mesures et de plan d’actions communes sont nombreuses. Mais que s’est-il vraiment passé de concret au cours des derniers mois entre la France et l´Allemagne ?

Les dernières semaines ont été marquées par le rapprochement avorté d’Alstom et de Siemens. Soutenues par les pouvoirs politiques de leurs pays, les deux entreprises française et allemande avaient décidé de fusionner leurs activités de construction et de signalisation ferroviaires, mais la Commission Européenne a rejeté le projet en appliquant sa législation dominée principalement par le souhait de protéger les consommateurs et qui consiste à s’assurer que les opérations de rapprochement permettent de maintenir une concurrence élevée (la dernière actualisation des règles remonte à 2004). Alors que le monde économique évolue très rapidement (y compris le paysage concurrentiel, surtout lorsqu’un acteur comme la Chine met en oeuvre une politique économique destinée à asseoir sa puissance, c’est-à-dire en opposition complète avec les règles que s’est donnée l’Europe) et que les défis technologiques futurs justifient de s’allier pour rester compétitifs, cet épisode montre la nécessité de mettre à jour notre cadre économique. La France et l’Allemagne se sont engagées à faire modifier les critères européens afin que la défense des intérêts européens dans la concurrence globale soit mieux prise en considération. Espérons que cela se fasse rapidement.

Le 22 janvier 2019, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont signé le traité sur la coopération et l’intégration francoallemandes, connu sous le nom de traité d’Aix-la-Chapelle. Il complète, 56 ans après, le traité de l’Élysée qui avait été signé pour sceller l’amitié franco-allemande. A travers 28 articles, le nouveau traité prévoit une plus grande coopération entre la France et l’Allemagne dans plusieurs domaines :

  • Sur le plan diplomatique, l’admission de l’Allemagne comme membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies est présentée comme « une priorité de la diplomatie franco-allemande ». Il est également question d’une plus grande coordination des politiques étrangères respectives.
  • En matière de défense, les deux pays réaffirment leurs engagements d’entraide prévus par l’OTAN. Ils s’engagent aussi à renforcer leur coopération militaire, notamment en déployant des moyens communs lors d’attaques terroristes et en s’associant dans le développement des programmes de défense.
  • Le traité instaure un « Conseil franco-allemand d’experts économiques », chargé de faire des recommandations sur la politique économique à mener entre les deux pays. L’objectif est, à terme, d’« instituer une zone économique franco-allemande dotée de règles communes », notamment concernant le droit des affaires.
  • La France et l’Allemagne prévoient également des « projets conjoints » pour développer les énergies renouvelables et favoriser l’« efficacité énergétique ».
  • Le traité vise à favoriser la coopération transfrontalière.
  • L’objectif est aussi de renforcer les liens culturels entre les deux pays. Pour cela, le traité prévoit notamment de développer les programmes d’échange entre jeunes et de favoriser le rapprochement des systèmes éducatifs.

Ce traité aurait dû être un jalon important dans la constitution d’un axe franco-allemand fort. Or tant la gestation et la communication de cet accord par les parties prenantes - l’annonce de la signature n’ayant eu lieu que le 8 janvier - que les nombreuses fausses informations qui ont circulé au sujet de cet accord ont déçu les partisans d’un renforcement des actions entre Français et Allemands. Le traité s’inscrit en effet dans la même lignée que la déclaration de Meseberg publiée à l’issue du sommet franco-allemand de juin 2018 en édictant des objectifs assez généraux. Ce qui compte ce seront les actions concrètes qui seront définies et mises en oeuvre à court et moyen terme.

Heureusement, l’actualité franco-allemande a aussi été marquée par quelques initiatives concrètes au cours de ces derniers mois :

  • Début février, la ministre française des Armées et la ministre allemande de la Défense ont notifié les premiers marchés d’architecture et de concept du SCAF (système de combat aérien du futur) à Dassault et Airbus. L’objectif est de développer un avion de chasse européen (l’Espagne a annoncé qu’elle rejoindrait aussi le projet) pour succéder aux avions Rafale et Eurofighter à partir de 2040 et ainsi rester indépendant par rapport aux Etats-Unis en maintenant une industrie aéronautique européenne. Le moteur devrait être développé par Safran et MTU, un contrat de recherche ayant été également octroyé au cours des dernières semaines. Afin d’éviter les erreurs du passé comme avec l’avion de transport militaire A4000M, les collaborations entre les différents industriels sont fondées sur la logique « Best Athlete », c’est-à-dire que chacun est missionné pour ce qu’il sait le mieux faire. Il convient de noter que si les deux pays avaient convenu en 2018 que la France serait la nation leader du SCAF, l’Allemagne, elle, pilotera l’autre projet phare de la coopération militaire bilatérale, celui du char de combat du futur.
  • Une initiative pour créer un nouveau champion franco-allemand, annoncée à la fin de l’année 2018, est sur le point d’être concrétisée. Un consortium franco-allemand de production de batteries, à l’heure où la transition énergétique va faire exploser le besoin en composants électriques, devrait voir prochainement le jour avec un soutien financier de 700 millions d’euros de la France et 1,1 milliard d’euros de l’Allemagne, dans le cadre d’un projet d’intérêt commun européen (cadre nécessaire pour permettre aux Etats l’octroi de subventions). Alors que les fabricants actuels sont principalement asiatiques et que certains sont sur le point d’installer des usines en Europe, faisant les yeux doux à certains pays européens pour faciliter leur installation en échange de la création d’emplois, Paris et Berlin espèrent pouvoir présenter prochainement les industriels impliqués dans le développement de ces batteries européennes.
  • L’Allemagne et la France, aux côtés du Royaume-Uni, ont aussi officialisé récemment la mise en place d’un système permettant de poursuivre le commerce avec l’Iran tout en échappant aux sanctions décrétées par les Etats-Unis. Le mécanisme baptisé « Instex » consiste en une structure intergouvernementale soutenue par l’Union européenne pour s’affranchir de flux financiers entre les banques iraniennes et les banques européennes. L’enjeu est avant tout stratégique et politique avant d’être commercial car il ne devrait concerner que des entreprises européennes de taille réduite, les plus grandes entreprises soucieuses de préserver leur accès au marché américain s’étant déjà retirées du marché iranien.

Malheureusement, sur certains sujets, la France et l’Allemagne n’ont pas réussi à s’entendre, alors même que certains de ces sujets étaient inscrits dans la déclaration franco-allemande de Meseberg de juin 2018 :

  • La taxation des géants du numérique, considérée par la France comme prioritaire pour des raisons d’équité fiscale, et qu’elle souhaitait mettre en oeuvre avec l’Allemagne, a été rejetée par cette dernière en raison des risques de rétorsion pour ses sociétés très présentes à l’international. Entre temps, l’OCDE a annoncé que 129 pays étaient parvenus à un accord pour refondre d’ici à 2020 la fiscalité appliquée aux entreprises du numérique. Attendons de voir ce qui se passera au cours des prochains mois.
  • L’Allemagne s’oppose aussi à la dotation pour la zone euro d’un budget propre, alors que la déclaration de Meseberg propose « d’établir un budget de la zone euro, dans le cadre de l’Union européenne, afin de promouvoir la compétitivité, la convergence et la stabilisation dans la zone euro, à partir de 2021 ».

Le projet de transport de gaz « Nord Stream 2 » a aussi donné lieu à des frictions entre la France et l’Allemagne. La France s’est rangée initialement du côté des pays comme la Pologne et les pays baltes qui s’inquiètent de la dépendance allemande et européenne au gaz russe, alors que l’Allemagne estime que le projet est nécessaire à l’approvisionnement en Europe. Finalement, un compromis a pu être trouvé entre les différentes parties prenantes, qui ne satisfait toutefois pas complètement la Pologne.

Il existe encore de nombreux sujets sur lesquels une entente est nécessaire. De nombreuses voix se font entendre pour la mise en oeuvre d’une politique industrielle européenne, ou a minima franco-allemande. Dans un contexte où les marchés mondiaux ont tendance à se refermer et les technologies du futur à révolutionner les ordres établis, l’Europe se doit d’agir. L’intelligence artificielle, la cyber-sécurité, l’attitude à adopter par rapport à Huawei (groupe chinois leader dans les équipements de réseaux), les sujets sont nombreux. Le ministre de l’Economie allemand semble disposé à franchir le pas vers une politique interventionniste, à l’instar de ce qui se fait en France depuis longtemps et à rebours de la tradition allemande incarnée par Ludwig Erhard, ministre de l’économie après la Seconde Guerre mondiale et père de l’économie sociale de marché (« soziale Marktwirtschaft »). Ainsi, dans le document « Stratégie industrielle nationale pour 2030 », le ministre actuel de l’Economie de l’Allemagne considère que l’Etat doit intervenir pour protéger ses entreprises et son économie face aux incertitudes et aux soubresauts de la géo-économie et du commerce mondial mais aussi face aux bouleversements en cours et à venir liés aux évolutions technologiques. Il s’agit de permettre à l’Allemagne, en coopération avec la France et l’Europe, de faire face à ces défis en protégeant certains secteurs particulièrement exposés et en mettant en oeuvre des initiatives communes destinées à créer des « champions » allemands et européens. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, la France avec son rapport Villani en avril 2018 et l’Allemagne avec son rapport de novembre 2018 ont chacune défini leurs priorités nationales et leur plan d’action. De nombreux spécialistes en France et en Allemagne appellent les deux pays à définir une stratégie commune en la matière afin d’unir les ressources et les forces dans un domaine vital pour le futur et de concrétiser ce qui figurait dans la déclaration de Meseberg :

  • « agir conjointement en faveur du lancement rapide d’un projet pilote appelé à financer l’innovation de rupture au cours de la durée restante du programme cadre Horizon 2020, ainsi que coopérer au niveau bilatéral ».
  • « mettre en place un centre de recherche franco-allemand sur l’intelligence artificielle ».

Et pourquoi ces sujets ne constitueraient-ils pas une occasion de revitaliser l’idée européenne ? Alors que l’Europe a été construite en réconciliant les vainqueurs et vaincus de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle phase pour l’Europe serait de faire face ensemble aux défis du futur en travaillant en commun sur le sujet. Une stratégie européenne d’intelligence artificielle qui serait corrélée avec la transition énergétique, qui reposerait sur des principes éthiques qui tiendraient compte par exemple de la diversité de nos populations et dont les bienfaits profiteraient à tous (et non seulement aux jeunes des centres urbains) pourrait être ce dont l’Europe a besoin pour connaître un nouvel élan, être vue à nouveau de manière positive et être tout simplement acceptée comme le seul espace de développement pour nos générations et celles de nos enfants. A propos des jeunes générations : qu’attendons-nous pour refondre nos systèmes de formation et d’éducation pour leur permettre d’être préparées au mieux aux évolutions numériques ? Il y a urgence si l’on considère le temps nécessaire pour que ces réformes produisent leurs effets.

Il ne faut pas s’y méprendre. Les initiatives franco-allemandes, à défaut d’être européennes, ont toutes en commun de vouloir défendre la souveraineté européenne qui est en danger. La puissance de la Chine et le nouvel élan commercial des Etats- Unis imposent cette approche collaborative si nous voulons encore avoir notre mot à dire dans le nouveau concert mondial. Comme le dit Tom Enders, CEO d’Airbus Group : « Il faut aller encore plus loin dans de nombreux domaines et oser. Nous le devons à l’Europe, aux Européens et surtout aux générations futures. L’inaction, l’immobilisme et la poursuite des politiques nationales ne sont pas une solution ». Guy Maugis, président de la Chambre franco-allemande de commerce et d’industrie prône aussi une approche commune : « Dans l’industrie de demain, plus que jamais l’union fait la force. Il est temps de promouvoir la FranzöDeutsch Qualität ».

Auteur

Pierre Zapp