Un sujet macro-économique : les enjeux de la transition digitale pour l´économie Allemande – l'Industrie 4.0

Pour l’Allemagne, leader mondial de la production d’équipements industriels, son Industrie représente 22% de sa valeur ajoutée totale soit quelques 15 millions de salariés, qui dépendent directement ou indirectement du secteur manufacturier. (1)

Face aux menaces grandissantes émanant à la fois du ralentissement de la croissance des BRIC (impliquant de même une baisse des commandes d’équipements industriels), de la montée en puissance des producteurs de Corée du Sud et de Chine et du renforcement du poids des GAFA2 dans l’économie mondiale, notamment de Google qui diversifie son activité dans des secteurs industriels de niche dominés par des entreprises allemandes ; il va de soi que la sauvegarde du modèle industriel allemand représente une priorité pour son gouvernement.

En 2011, face à ces craintes, l’Allemagne a lancé un plan de modernisation de son appareil industriel, véritable changement de paradigme économique et social car la transformation se veut globale et touche tous les aspects de la société (emploi, formation, production, etc.).

L’Industrie 4.0 est une transformation globale de la société, menée par tout l’écosystème industriel. Car la force de ce pays réside bien dans sa capacité à former des alliances entre l’Etat et l’Industrie (comme ce fût le cas lors de l’industrialisation allemande au XIXème siècle) afin d’atteindre un objectif commun.

Ainsi, l’écosystème industriel, le gouvernement mais également les chefs d’entreprises, les syndicats, le corps universitaire, la recherche scientifique, collaborent dans le but de faire évoluer les méthodes actuelles de production via l’introduction du numérique La création en 2013 de la plateforme « Industrie 4.0 » est significative de ce mouvement de coopération entre les acteurs. L’Allemagne fait aujourd’hui office de pionnier. Dans son sillage, c’est toute l’économie mondiale qui a vu s’introduire un vocable relatif à l’Industrie 4.0. En France, le mouvement « Industrie du futur » a été lancé en 2015 par le gouvernement et promeut aujourd’hui le renouveau industriel français.

Un renversement de la chaine de production autour du client

Que revêt le terme d’Industrie 4.0 ? Il s’agit avant tout d’un projet national de sauvegarde de la force économique du pays. Le caractère d’urgence induit par la notion de « révolution industrielle» a permis de mobiliser les acteurs nationaux et locaux et de construire un imaginaire collectif.

Pour les entreprises il s’agit d’opérer trois modifications majeures à savoir : l’investissement dans des évolutions technologiques, la remise en cause de leurs business model afin de prendre en compte l’analyse des données clients découlant de l’utilisation du numérique, et la coopération avec des partenaires assurant leurs développements.

Le but de l’Industrie 4.0 est de rendre les chaines de production plus intelligentes sans toutefois accentuer les processus d’automatisation3. Le progrès technique réside dans la mise en réseau des méthodes de production, qui permet de dégager des gains de productivité et de raccourcir les délais de production. Avec l’utilisation conjointe des TIC4 et de la construction mécanique, certaines études évaluent des gains de productivité allant jusqu’à 30%5. Elles prévoient même une croissance du chiffre d’affaires pour les entreprises allemandes comprise entre 20 et 30 Milliards d’euros par an jusqu’en 2025.6

L’enjeu de l’Industrie 4.0 est de répondre plus rapidement à une demande croissante de personnalisation du produit par le client final, principe dit de « customization » des biens industriels. L’objectif est d’arriver à des sites de production disposant d’une capacité d’adaptation importante afin d’intégrer les choix du client final plus en amont dans la chaine de production.

L’usine du futur7 dispose de cette capacité à répondre rapidement et de manière personnalisée à la commande du client. Il s’agit de ces usines connectées permettant d’intégrer le numérique dans le processus de production. En effet, la rupture amenée par l’Industrie 4.0 repose principalement sur l’interconnexion entre les machines, entre les machines et les hommes, et entre les différentes fonctions de l’entreprise (transversalité) via des systèmes dit « cyber-physique ». Selon un rapport rédigé par Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, « dans l’usine 4.0, l’introduction de ces systèmes cyberphysiques vise la production de séries de taille 1 (Losgröße 1) dans des délais raccourcis et à des coûts identiques à ceux d’une production en grande série ».8

Un changement des business models

In fine ce qui constitue une véritable rupture avec les modes de production actuels est l’identification de nouveaux business models dans les entreprises industrielles. Avec l’introduction du numérique dans les usines, la création de valeur se déplace vers l’analyse de données clients, tout au long du cycle de production. L’introduction d’objets connectés, le Big Data, la multiplication des applications contenues dans le Cloud, sont autant de ruptures faisant migrer la valeur ajoutée en dehors de l’entreprise. Un industriel expose que, « dans quelques années, la vente de mes machines se fera probablement à marge nulle et je réaliserai mon résultat avec la vente de services associés ». 9

En parallèle de l’analyse des données d’usage émanant des sources classiques de veille ou de processus commercial, les entreprises pourront traiter les données provenant de leurs biens et équipement vendus. Comme l’évoque Francois Bourdoncle, « la révolution du Big Data repose sur la capacité à analyser ces données et à en tirer profit en matière d’innovation, de production, de relation commerciale et in fine de marges bénéficiaires. »10

Il en découle un questionnement sur la sécurisation des données clients et la propriété intellectuelle des produits et procédés dans un environnement de plus en plus ouvert.

La coopération avec des partenaires de développement

L’Industrie 4.0 vient également bouleverser les relations entre les différentes parties prenantes du paysage industriel à l’échelle nationale. Un des enjeux principal de ces prochaines années va être la « question des standards d’interopérabilité entre équipements de toutes marques et le choix des normes »11. La course est ouverte, avec à la clef un marché de plusieurs milliards d’euros. Pour cela des alliances se créent entre les global players pour tenter d’exploiter le standard OPC UA12. Reste maintenant à le diffuser au sein du tissu des petites entreprises et du Mittelstand.

La coopération entre les mondes de l’électronique, de la mécanique et de l’IT est au coeur du processus de la quatrième révolution industrielle.

Les projets de recherche en cyber-physique et les systèmes techniques co-financés par des entreprises du Mittelstand, des global players et l’Etat se multiplient (Cypros, Bazmod, « Automotik 4.0 », CoCoS, etc.). Ils réunissent en général entre 5 et 20 partenaires de toute taille et les résultats de ces projets sont communiqués au grand public.

Les global players (Siements, Bosch et SAP) allemands sont en état de marche, « Siemens a aujourd’hui autant d’ingénieurs IT que Microsoft » , et multiplient les projets de recherche dans le numérique. Les sociétés du Mittelstand quant à elles, présentent parfois des réticences. Pour cela, une des stratégies les plus efficaces consiste à mettre en place des démonstrateurs. Il s’agit d’un lieu qui concentre des entreprises et instituts de recherche appliquant les préceptes de l’Industrie 4.0. La force de ces démonstrateurs est de prouver aux entreprises du Mittelstand que la mise en place de l’Industrie 4.0 est à portée de main grâce à des composants qui sont déjà disponibles sur le marché. Parmi les plus connus, les démonstrateurs Smart Factory (Kaiserlautern, région de Rhénanie Palatinat) ou It’s Owl (région de Rhénanie Nord-Westphalie) – qui met à disposition un site de recherche sur la logistique interne et la production.

Un impact sur le travail

Enfin, on ne peut pas restreindre l’Industrie 4.0 à la notion de Smart Factory. Cette révolution industrielle englobe, comme toutes les révolutions qui l’ont précédée, un ensemble de ruptures technologiques et un renouveau de l’organisation du travail.13

On assiste à l’apparition de nouveaux métiers dépendant de nouveaux modèles d’affaires pour lesquels s’imposent la nécessité de former les générations d’ingénieurs et de techniciens à venir.

L’anticipation de l’impact du numérique dans les filières de formations industrielles constitue un questionnement important pour le gouvernement allemand. Pour cela une réflexion sur l’avenir du travail (Zukunft der Arbeit) a été lancée, en lien avec le syndicat IG Metall, et de nouvelles méthodes de travail et parcours de formation sont envisagés.

Enfin, l’accroissement de la transversalité des informations au sein de l’entreprise vient questionner les modes de management actuels et l’organisation interne des entreprises (flexibilité, outils de travail, équilibre vie privée-vie professionnelle, etc.).

L’axe Franco-Allemand

Si l’Allemagne cherche à conserver son leadership industriel mondial, la France, elle, cherche à rattraper son retard. Les motivations et les enjeux des deux pays vis-à-vis de l’adoption du tournant numérique dans le champ industriel sont a priori bien différents. Un objectif demeure toutefois, celui de travailler conjointement.

La coopération franco-allemande est en cours avec d’une part la mise en commun des savoirs, par le rapprochement des plateformes Industrie du Futur et Industrie 4.0 ainsi que par un travail de normalisation internationale, qui figure en deuxième position des priorités de l’Industrie du Futur.14

Les deux pays l’ont bien compris, « le combat de l’Industrie 4.0 ne se joue pas sur le seul terrain technologique. Il sera déterminé par des enjeux de compétitivité relationnelle ».15

Il reste donc à l’Union européenne de réussir à coopérer de façon efficace afin de soutenir et de renforcer les processus de digitalisation de leurs industries manufacturières. Récemment l’Italie, la France et l’Allemagne ont signé un accord de coopération tripartite comprenant un plan d’action commun avec plusieurs livrables et outils attendus.

Le projet européen « Horizon 2020 » représente également une possibilité de dépasser le cadre national et de renforcer l’axe franco-allemand au sein du monde scientifique.

Le défi majeur des deux pays demeure l’implication des ETI et Mittelstand dans le renouveau du secteur industriel, afin que la vision « Industrie 4.0 » ne demeure pas un projet d’élite réservé aux grands groupes industriels et au gouvernement. Il convient que les entreprises de taille moyenne puissent s’approprier ce changement. Les opportunités créées par une coopération européenne renforcée autour des entreprises de petites et moyennes tailles, pourrait jouer un rôle significatif dans l’engagement des acteurs autour du projet Industrie 4.0.

Voilà un projet très concret pour le couple franco-allemand, et l’Europe en général, afin de préserver (à défaut de la développer) la compétitivité de nos entreprises et de nos économies face aux champions hors-frontières de la « new economy » et aux pays à la pointe de l’innovation.

1 Eurostat, International Federation of Robotics, 2014
2 GAFA : Google, Amazon, Facebook, Apple
3 Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La documentation française, 2016
4 Technologies de l’information et de la communication
5 Dr Andreas Goerdeler et Dr. Alexander Tettenborn, ministère fédéral de l‘Économie et de l’Énergie (BMWi)
6 Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La documentation française, 2016
7 Smart factory ou digital factory
8 Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La documentation française, 2016
9 Entretien KCC avec le CEO d’une entreprise B to B du Mittelstand (région de Stuttgart)
10 Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La documentation française, 2016
11 Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La documentation française, 2016
12 Standard ouvert en Allemagne
13 La première révolution industrielle à la fin du XVIIIème siècle a apporté le premier métier à tisser mécanique grâce à l’introduction de machines marchant à la force hydraulique puis à vapeur.
En 1870, l’utilisation de l’énergie électrique et la division du travail permettent la mise en place de la première chaine automatisée : c’est la deuxième révolution industrielle. Au XXème
siècle la diffusion des technologies de l’information et l’automatisation de la production ont bouleversé les modes de production dans le monde. Cinquante ans plus tard, nous traversons à
nouveau une période d’avancées.
14 „La normalisation est un moyen de soutenir et de diffuser les innovations. Participer aux travaux de standardisation permet de valoriser l’offre technologique nationale et de coopérer avec
les acteurs étrangers, notamment allemands. Quatre domaines ont été identifiés comme stratégiques, donc prioritaires : les systèmes robotisés à usage collaboratif, la fabrication additive,
le numérique et l’assemblage multi-matériaux.“ Plateforme Industrie du futur, 2017.
15 Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, La documentation française, 2016

Sources

  • Horizon 20 (2017, 12 20). Horizon 20. Retrieved 01 10, 2018, from Horizon 20:
    http://www.horizon2020.gouv.fr/cid73300/comprendre-horizon-2020.html
  • Industrie 4.0 (2017, 12 20). Platform Industrie 4.0. Retrieved 01 10, 2018, from
    Platform Industrie 4.0: http://www.plattform-i40.de/I40/Navigation/EN/Home/home.
    html;jsessionid=B559CA36A0E8B0E6EB199A3F2A9BEF03
  • Dorothée Kohler, J.-D. Weisz (2016). Industrie 4.0 : les défis de la transformation
    numérique du modèle industriel allemand. Paris : La documentation francaise .
    Industrie du futur . (2017, 12). Retrieved 01 10, 2018, from Industrie du futur :
    http://www.industrie-dufutur.org/
  • Mangin, P. (2017, 04 12). Industrie 4.0 : une révolution tranquille, en profondeur, à
    l'heure digitale . Retrieved 01 10, 2018, from ZD Net : http://www.zdnet.fr/actualites/
    industrie-40-une-revolution-tranquille-en-profondeur-a-l-heure-digitale-39850734.htm

Auteur

Camille Dubois
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